Peaux dites « noires » et fortement pigmentées : une dermatologie encore trop invisible
Table ronde organisée au sein du congrès de dermatologie – Dr Lecomte & Pr Mahé
Introduction
Hyperpigmentation, dépigmentation volontaire, soins du cuir chevelu, produits cosmétiques inadaptés, manque de formation… Les problématiques spécifiques aux peaux dites « noires » et fortement pigmentées restent peu connues, dans une certaine mesure invisibilisées dans la pratique dermatologique en France.
Organisée dans le cadre d’un congrès scientifique, cette table ronde a rassemblé médecins, pharmaciens, patients et acteurs associatifs autour d’un objectif : mieux comprendre, mieux soigner, mieux informer.
1. Quelques clarifications sémantiques :
Sur le plan chromatique, la peau « noire » ne l’est pas réellement. Elle est fortement pigmentée par la mélanine, qui est en plus grande abondance que sur peau « blanche » pour un nombre identiques de mélanocytes.
Surtout, cette dichotomisation artificielle, entre ce qui serait deux types de peau radicalement différentes, ignore qu’il existe en fait un spectre continu de couleurs de peau du plus clair au plus foncé, avec tous les intermédiaires. Les peaux de teinte intermédiaire, fréquentes en Asie notamment, posent d’ailleurs des problèmes tout à fait analogues à ceux des peaux les plus foncées.
Le terme « peau noire » étant consacré par » l’usage, on admet qu’on peut toujours l‘utiliser mais en étant conscient de ses limites scientifiques et en l’agrémentant si possible de guillemets.
2. Un enjeu de santé publique encore peu reconnu
Si certaines idées reçues persistent (« les peaux noires sont plus résistantes », « elles n’ont pas besoin de crème solaire »), les intervenants ont rappelé que les peaux foncées présentent :
- Une meilleure photoprotection naturelle (moins de cancers cutanés),
- Mais un risque accru d’hyperpigmentation post-inflammatoire,
- Une visibilité accentuée de la couche cornée, du fait de la pigmentation, donnant un faux aspect de « peau sèche »
- Des signes dermatologiques pouvant être différents et alors mal identifiés, comme une rougeur (« érythème »), ce qui peut poser des problèmes d’ordre diagnostique (comme lors d’une rougeole par exemple).
- Un autre domaine également peu considéré étant celui des spécificités des cheveux afro-texturés « crépus »
Chiffres clés :
- 20 % des patients à peau foncée consultent pour des problèmes d’hyperpigmentation
- Une hyperpigmentation est présente dans 65% des cas en cas d’acné, alors qu’elle est presque toujours absente sur peau claire.
Or, les recommandations de prise en charge thérapeutique, adaptées aux peaux claires, font régulièrement l’impasse sur la composante pigmentaire spécifique aux peaux « noires », ce qui peut entrainer une prise en charge incomplète (comme pour l’acné).
Des recommandations adaptées commencent cependant à voir le jour pour les maladies les plus fréquentes.
3. Un déficit de formation des professionnels
Jusqu’à il y a peu, il n’y avait pas ou peu de formation académique spécifique sur ce sujet. Le risque en étant :
- Des diagnostics tardifs ou erronés,
- Des traitements inadaptés,
- Voire une défiance croissante des patients.
Des progrès sont à signaler dans ce domaine, avec la réalisation de sessions d’enseignement post-universitaire lors de congrès notamment. Des ouvrages spécifiques existent. Aujourd’hui, les formations médicales de spécialistes dermatologues commencent à intégrer une approche dédiée de la dermatologie des peaux foncées.
La tenue cette semaine d’un congrès dédié aux problématiques des peaux « noires », couplé à la Photodermatologie, représente une première en France hexagonale.
Cependant, le Pr Mahé, qui enseigne sur ces sujets à la Faculté de Médecine de Strasbourg, souligne que les manuels de référence « généralistes » restent encore trop souvent centrés sur les phototypes clairs. Il milite pour une refonte systématisée des contenus pédagogiques et la création d’outils adaptés.
Il faut souligner que les problèmes cutanés des peaux fortement pigmentées sont, en dehors des points précédemment cités, dus à des dermatoses courantes et banales, que tout dermatologue voire médecin généraliste devrait être à même de prendre en charge.4. Cosmétiques : entre marketing ciblé et réalité scientifique
Tous les intervenants s’accordent : la formulation devrait compter plus que la cible marketing, ce qui n’est pas toujours le cas.
- En effet, les peaux foncées n’ont à la limite pas besoin de gammes “spéciales” pour l’hydratation ou le nettoyage, mais de produits bien formulés, non agressifs. Les parties superficielles de la peau étant plus visibles du fait de la pigmentation, et pouvant conférer un aspect « terne » à la peau, une hydratation optimale est souvent souhaitée.
- En revanche, les cheveux crépus, fragiles du fait de leur forme très convolutée, nécessitent des soins spécifiques : shampooings à un rythme raisonné, hydratation à base de corps plus ou moins gras, protection du cuir chevelu, peignage doux.
Des marques sérieuses existent, mais la traçabilité des ingrédients, souvent absente sur le marché parallèle, reste un défi. L’association “Label Beauté Noire” milite pour la création d’un label pour aider les consommateurs.
5. La dépigmentation volontaire : une problématique à l’origine de complications dermatologiques mais aussi systémiques
Pratique encore taboue, la dépigmentation visant à un éclaircissement généralisé de la peau concerne des millions de femmes dans le monde (et certains hommes) de tout âge.
Motivée par la recherche d’un teint clair et “uniforme”, elle repose sur l’usage massif de produits volontiers toxiques, comme des topiques corticoïdes détournés, qui peuvent avoir de graves conséquences :
- Infections cutanées, acné, vergetures,
- ainsi que dans les extrêmes tous les risques d’une corticothérapie systémique : hypertension artérielle, déséquilibre d’un diabète, etc.
Le message est clair : aucun produit sûr ne permet un éclaircissement généralisé de la peau.
Une information dépassionnée des risques de ces pratiquesdevrait être promue aurprès des populations concernées, en évitant les discours moralisateurs qui ont trop souvent court et sont contreproductifs.
6. Chute de cheveux et cuir chevelu : une approche trop standardisée
Les causes sont multiples, spécifiques ou non :
- Tractions excessives (tresses serrées, coiffures agressives),
- Défrisages chimiques ou lissages mal maîtrisés et contenant parfois des produits toxiques aux conséquences parfois sérieuses
- Stress, carences, post-partum, comme chez tout un chacun.
Les professionnels appellent à une approche différenciée :
- Pas de routine unique, mais des conseils individualisés,
- Des soins adaptés au climat des pays du Nord (moins abrasifs que ceux utilisés sous les tropiques),
- Une meilleure éducation à l’hygiène du cuir chevelu.
- Une formation des dermatologues à une prise en charge adaptée des spécificités
7. Protéger sa peau du soleil, une nécessité sous-estimée
Du fait du pigment naturel, le risque cancéreux est très faible. En fait, contrairement à une idée répandue, les peaux foncées sont concernées par :
- Les allergies solaires,
Surtout, les pigmentations post-inflammatoires sont à craindre sur ces peaux via un mécanisme spécifique mettant en cause la lumière bleue (partie du spectre de la lumière visible la plus proche des UVA qui stimule la synthèse de mélanine via un récepteur spécifique situé à la surface des mélanocytes : l’opsonine 3).
Conseils clés :
- Utiliser des crèmes solaires à indice intermédiaire (SPF 30),
- Privilégier les filtres couvrant les UVA et la lumière visible,
- La protection contre les UVB n’est pas aussi importante que sur peau claire du fait du risque faible de cancer cutané induit par le rayonnement solaire
- Ne pas se fier aux réseaux sociaux ou aux produits non traçables.
Conclusion : rattraper le retard, former, informer
Ce premier rendez-vous a posé les bases d’une mobilisation large et concrète, et d’une attente très importante des personnes directement concernées.
Professionnels, institutions, patients : chacun a un rôle à jouer.
Ce n’est nullement une médecine communautaire vers laquelle il faut s’orienter, mais une médecine complète et inclusive, pour toutes les peaux.
L’objectif est, à terme, de former l’ensemble des dermatologues (et les généralistes) à une prise en charge adaptée des spécificités dermatologiques. C’est déjà le cas pour certains praticiens, mais pas pour tous.
Au prix d’une formation relativement minime, tous les dermatologues devraient être à même de prendre en charge la majorité des dermatoses courantes. Hormis situations rares, il n’y a pas à privilégier un recours obligatoire à des « spécialistes patentés des peaux noires ». Il faut souligner que les maladies de peau fréquentes sont les mêmes sur tous les types de peau.
Un déficit à souligner reste cependant celui de la recherche, en retard dans certains domaines spécifiques comme les pathologies du cuir chevelu ou la gestion des hyperpigmentations post-inflammatoires.
Pour conclure, un autre aspect important, qui dépasse la dermatologie, est que des spécificités de prise en soins sont susceptibles de concerner d’autres domaines médicaux que la dermatologie (d’ordres génétiques, environnementaux, socio-économiques ou culturels), ouvrant la voie à une véritable « médecine de la diversité ».
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